domingo, 3 de enero de 2010

Une partie du cours de Morale et Bioéthique

MUNYANZIZA Pierre Célestin
Missionnaires des Sacrés Cœurs
de Jésus et de Marie
Emails : cepimsscc@yahoo.fr
cepimsscc@hotmail.com
Site internet : http://munyanziza.blogspot.com/


La diversité des pratiques africaines de guérison
repères philosophiques et théologiques
[1]

« Et ainsi, si nous sommes simplement matériels, nous ne pouvons rien du tout connaître, et si nous sommes composés d’esprit et de matière, nous ne pouvons connaître parfaitement les choses simples, spirituelles et corporelles.
De là vient que presque tous les philosophes confondent les idées des choses et parlent des choses corporelles spirituellement et des spirituelles corporellement. Car ils disent hardiment que les corps tendent en bas, qu’ils aspirent à leur centre, qu’ils fuient leur destruction, qu’ils craignent le vide, qu’ils ont des inclinations, des sympathies, des antipathies, qui sont toutes choses qui n’appartiennent qu’aux esprits. Et en parlant des esprits, ils les considèrent comme en un lieu, et leur attribuent le mouvement d’une place à l’autre, qui sont choses qui n’appartiennent qu’aux corps.
Au lieu de recevoir les idées de ces choses pures, nous les teignons de nos qualités, et empreignons de notre être composé toutes les choses simples que nous contemplons.
Qui ne croirait, à nous voir composer toutes choses d’esprit et de corps, que ce mélange-là nous serait bien compréhensible ? C’est néanmoins la chose qu’on comprend le moins. L’homme est à lui-même le plus prodigieux objet de la nature ; car il ne peut concevoir ce que c’est que corps, et encore moins ce que c’est qu’esprit, et moins qu’aucune chose comment un corps peut être uni avec un esprit. C’est là le comble de ses difficultés et cependant c’est son propre être. »

Blaise Pascal, Pensées, éd. Chevalier, n° 84.


En constatant la coexistence, en Afrique subsaharienne, de la pratique des guérisseurs traditionnels et de la médecine scientifique, double voie à laquelle est venue s’ajouter ensuite l’activité des prophètes-guérisseurs surgis dans les églises, protestantes d’abord, catholique ensuite[2], nous pouvons nous demander dans quel sens, -à l’endroit ou à l’envers ?-, l’Afrique est en train de parcourir la ‘loi des trois états’ d’Auguste Comte (1798-1857). Pour expliquer l’évolution de l’esprit tant dans l’histoire de l’espèce humaine en général que dans le déroulement de la vie de l’individu en particulier, le père de la Religion positive proposait, on le sait, un schéma dans lequel l’esprit entame son parcours en connaissant l’état théologique, pour entrer ensuite dans l’état métaphysique et, finalement, dans l’état scientifique. Même si A. Comte rapporte ces trois étapes, respectivement, à la féodalité (où la société est régie par un monarque de droit divin), au Siècle des Lumières (rendant compte de la société par le contrat social), et à l’avènement moderne de la science (où la sociologie, dernière née parmi les sciences, explique sans reste le fonctionnement social), il n’est pas interdit d’utiliser ce schéma pour interroger les pratiques de guérison en Afrique et tenter de rendre compte de leur diversité. Dans les limites étroites du présent essai, nous voulons approcher cette vaste question en mettant en évidence d’abord quelques-uns des enjeux philosophiques de ces pratiques de guérison (que nous décrivons très sommairement), ensuite les enjeux théologiques que montre la révélation chrétienne en ces mêmes pratiques.

I. Enjeux philosophiques de la diversité des pratiques de guérison

Comment expliquer le passage qui s’opère de la pratique traditionnelle des guérisseurs africains à la médecine scientifique occidentale (avec des allers-retours entre les deux), sinon par l’histoire de la philosophie elle-même ? Après un bref aperçu de l’activité des tradipraticiens, nous posons la question du devenir de la métaphysique pour expliquer le succès de la médecine scientifique, mais aussi ses limites, avant de terminer ce premier chapitre par l’évocation des pratiques chrétiennes.

A. La pratique traditionnelle

La pratique traditionnelle des guérisseurs africains s’inscrit dans un univers culturel où, s’il est permis de citer Blaise Pascal hors de son contexte, on dirait que les intéressés ‘parlent des choses corporelles spirituellement et des spirituelles corporellement’. Jamais, semble-t-il, un fait de la nature ne se réduit au statut qu’un Occidental appellera naturel. Derrière chaque trouble, -un accident ou une maladie par exemple-, se manifeste un esprit perturbateur, lequel esprit d’ailleurs, si spirituel soit-il, prend tout de même, dans les récits mythiques par exemple, des formes très corporelles. En ce contexte, la pratique du guérisseur se veut médiatrice de tout un monde, à la fois visible et invisible. Herbes, écorces et racines sont sans doute largement utilisées pour offrir au patient les ressources de force et de santé que le règne végétal porte en lui et qu’il offre volontiers à l’espèce humaine par la médiation du nganga, mais ces remèdes ne s’administrent pas en dehors d’un contexte plus global où le guérisseur doit à la fois scruter les relations sociales du patient et affronter les maléfices spirituels dont il souffre. Au besoin, le règne animal sera mis à contribution, soit pour indiquer la présence de mauvais esprits, soit pour prendre la place du malheureux sujet qui subit leur pernicieuse influence.
En cette approche dite ‘holistique’, les relations sociales du sujet sont examinées, disions-nous, car la maladie dont il souffre exprime probablement la rupture d’un équilibre, -familial, communautaire ou professionnel-, qui demande à être rétabli. C’est que, dit-on, le sujet qui vit dans le milieu traditionnel se perçoit lui-même davantage comme le membre d’un groupe, sous l’influence donc de ses autres membres, -visibles (famille, village) et invisibles (ancêtres)-, que comme un individu qui tirerait de lui-même sa consistance personnelle.[3] A tel point que la mentalité urbaine, qui favorise davantage la promotion des individus comme tels, représente un sérieux obstacle, dit-on encore, à l’efficacité de la médecine traditionnelle.[4]
D’un regard de philosophe, dans la mesure où ‘l’homme est à lui-même le plus prodigieux objet de la nature’, peut-être pouvons-nous expliquer la pratique traditionnelle comme une mise en œuvre de ce ‘prodige’ que l’homme est à lui-même, à savoir corps transi d’esprit ou encore esprit présent dans la chair. Pour rendre compte de cette étonnante réalité, diverses anthropologies formalisées en Afrique multiplient d’ailleurs les instances du sujet, évoquant, outre les concepts d’âme et de corps, ceux de double ou d’ombre ou encore de souffle, souhaitant corriger par là ce que ces anthropologies appellent le ‘dualisme occidental’. Peu importe ici le nombre de ces instances, il s’agit en tout cas d’exprimer cet étonnement premier devant ce prodige, toujours si menacé, qu’est la vie dans son unité complexe.
Car une double question peut légitimement se poser : si le corps est porteur d’esprit, où s’arrête donc ce corps ? Pourquoi ne serait-il pas affecté lui-même par les troubles de la relation interhumaine, et par le jeu des esprits ? Réciproquement, dans le vécu global de l’être humain, où s’arrête l’esprit ? Si l’esprit donne souffle, -d’ailleurs si étrangement-, au corps, pourquoi n’animerait-il pas aussi, d’une manière qui nous échappe tout autant, les eaux, les rochers, les plantes et les animaux ? Bref, puisque l’être humain, comme microcosme, récapitule en sa complexité unifiée, le macrocosme des hommes, de la nature et du monde invisible, pourquoi ne pas faire appel à toutes ces puissances pour maintenir ou rétablir un être souffrant dans l’équilibre qui, jusqu’ici, constituait sa santé ?
Dans l’itinéraire comtien, nous rangeons ainsi cette (trop brève) évocation de la médecine traditionnelle sous l’état théologique du mythe au sens où des puissances supérieures invisibles interviennent dans la vie des humains, ici dans le rétablissement de leur santé. Pour respecter la chronologie historique, nous n’évoquons pas maintenant, en ce même état théologique, -encore qu’elle y trouverait sa place-, la pratique des guérisseurs chrétiens, mais nous passons à l’âge métaphysique en nous arrêtant un moment sur l’inventeur de ce mot, Aristote, puis sur Kant qui fit subir à cette discipline une déchirure dont nous vivons encore.

B. La réflexion métaphysique

A la suite de son maître Platon, lui-même disciple de Socrate, Aristote fait émerger le discours de raison (logos) du récit mythique (muthos) qui le précédait : ‘qu’en est-il du réel ?’ Par son génie de l’observation, - n’était-il pas fils de Nicomaque, médecin du roi Philippe de Macédoine ?-, le philosophe du Lycée élabore la synthèse de l’hylémorphisme, loin de ce dualisme que l’on reprochera ensuite à toute l’histoire de la pensée occidentale. Aristote perçoit en effet la matière informée par la forme, âme végétative dans les plantes, animale chez les bêtes, humaine chez l’homme, lequel récapitule en lui ces âmes qui le précèdent. La réflexion menée sur l’acte et la puissance, l’un et l’autre présents dans la croissance des vivants, conduit le métaphysicien à reconnaître, au delà de la nature physique, un Acte qui ne contiendrait aucune puissance, désiré ainsi comme Repos de tous les mouvements.
En ce regard global posé sur l’être des choses, Aristote ne pouvait manquer d’affronter la question de la causalité : « Nous disons que nous savons une chose chaque fois que nous croyons connaître la cause première (.) Or on parle des causes en quatre sens. Nous disons qu’une des causes, c’est l’essence et le ‘quel était l’être’ (..) ; et nous disons qu’une deuxième cause c’est la matière et le sujet ; une troisième celle d’où vient l’origine du mouvement, et une quatrième cause, celle qui se trouve à l’opposé de cette dernière, le ‘en vue de quoi’ et le bien (car cela est la fin de toute production et de tout mouvement). »[5] Ainsi, dans la pensée du Stagirite, l’univers physique se laisse donc observer par l’esprit qui y distingue les formes et les matières, les causes efficientes et les causes finales mais aussi, cet univers se laisse dépasser en quelque sorte par l’au-delà de lui-même, par la ‘méta-physique’ que l’esprit affirme en la puissance de son logos pour rendre compte jusqu’au bout de tout ce qu’il a perçu du réel.
Mais on sait que la générosité de cet accord entre la raison et le réel se rétrécit singulièrement dans la critique kantienne. « Que puis-je connaître ? » demande Kant. Alors que les métaphysiciens discourent depuis l’Antiquité sur l’objet de leurs spéculations sans parvenir à faire concorder leurs affirmations quant à l’être des choses et à leurs lois, les scientifiques parviennent, eux, à construire un discours critiquement certifié sur la réalité phénoménale. N’est-ce pas parce que les seconds, à l’opposé des premiers, respectent l’a priori de l’esprit humain ?
Puisque les catégories de l’entendement, -celle de substance par exemple, ou celle de causalité-, sont vides tant qu’une intuition sensible ne leur offre pas la matière du jugement synthétique, il est vain, en effet, de prétendre les utiliser pour affirmer comme réelles des notions qui, relevant du noumène, ne tombent pas sous les sens. Sans doute, poursuit l’auteur de la Critique de la raison pure, la raison porte-t-elle en elle les idées régulatrices du moi, du monde et de Dieu mais, par respect pour les limites de l’esprit humain et à peine de tomber dans l’illusion transcendantale, il s’impose de tenir un sain agnosticisme quant à la réalité en soi de ces idées-là. Ainsi, dans le champ aristotélicien des causalités, la critique kantienne va privilégier la matière, la forme et l’efficience, montrant ainsi comment s’organise le monde, laissant dès lors comme en suspens l’insaisissable finalité. Cette finalité ne pourra être effectivement rejointe, -ou plutôt rationnellement implorée-, que par le détour de l’expérience morale qui postule la liberté humaine comme causalité propre, ainsi que l’immortalité de l’âme et l’existence de Dieu pour permettre à cette même liberté d’honorer, hors de la tragique condition terrestre livrée aux passions de l’âme et au malheur du juste, la sainteté de l’impératif catégorique.
Ainsi par sa ‘révolution copernicienne’, Emmanuel Kant a déchiré en quelque sorte la métaphysique ancienne, creusant davantage la voie de l’épistémologie moderne. Le discours métaphysique peut sans doute se poursuivre mais sans être autorisé à déborder soit le seul a priori de la connaissance humaine soit ce ‘fait de raison’ rigoureusement original que constitue l’impératif catégorique dans l’expérience morale. Par contre, le champ du savoir critique est largement ouvert à toutes les disciplines scientifiques puisqu’elles bénéficient de l’incomparable privilège d’énoncer leurs jugements à partir d’observations sensibles. La médecine va s’en souvenir.

C. La médecine scientifique

Déjà au 17ème siècle, la distinction opérée par R. Descartes (1596-1650) entre la substance pensante (l’esprit du Cogito) et la substance étendue (le corps, le monde) ouvrait la voie du dualisme[6] que, un siècle plus tard, un médecin matérialiste tel que Julien Offray de la Mettrie (1709-1751) allait simplement réduire au monisme de l’Homme-machine.[7] Puisque, depuis Kant au moins, on sait que les réalités du monde invisible demeurent hors de portée de l’esprit humain, les médecins ne doivent-ils pas concentrer leurs efforts sur l’exploration de la ‘substance corporelle’, y cherchant, grâce aux sciences naturelles (physique, chimie, biologie), l’action des causes efficientes, en vue de les contrecarrer lorsque leurs effets nuisent à la santé du patient ? Par là, les médecins modernes quitteraient ces zones de mystère que fréquentaient leurs prédécesseurs antiques lorsqu’ils exerçaient leur art dans le voisinage des temples. D’après cette optique scientifique, la médecine occidentale fonctionne selon un schéma, non plus tant d’équilibre, comme on le voyait chez les tradipraticiens africains, mais d’entrée et de sortie.[8] Dans l’organisme considéré en lui-même, le médecin veut savoir quel ‘corps étranger’ (microbe, virus) a fait son entrée dans l’anatomie du patient, quelles transformations décelables aux analyses de laboratoires peuvent y être enregistrées, quelles images donnent la représentation la plus fine des déficiences corporelles de ce sujet malade, ceci afin de réagir au mieux aux perturbations que de tels examens auront fait apparaître. Ici, le champ épistémologique fondé par la Critique de la raison pure supporte avec assurance toutes les affirmations tenues sur la substance ou sur la causalité, pourvu bien sûr que de telles conclusions soient tenues au terme d’investigations menées selon la rigueur de la méthode scientifique.
Sans doute la médecine se définit-elle elle-même comme un art (‘l’art de guérir’) plutôt que comme une science car tout praticien sait que chaque sujet compte une part d’équation personnelle qui échappe aux généralisations de la science.[9] Alors qu’il n’est de science que du général, le malade présente au médecin, une idiosyncrasie toute particulière qui défie l’approche seulement scientifique. Cela étant, le modèle thérapeutique reste tout de même, idéalement, celui de l’approche aussi objectivante que possible d’un corps vu comme un organisme matériel dans lequel des causalités, -matérielles elles aussi-, ont provoqué des perturbations dont il faudra alors éliminer les causes.
On connaît les résultats remarquables de ce type de médecine, l’élévation du niveau de bien-être et l’allongement de la longévité dans les sociétés qui l’ont adopté. Succès tels que cette pratique-là a rayonné ailleurs que dans ses lieux de naissance, -les pays techniquement développés-, pour se répandre, colonisation et mission aidant, dans les pays du Sud. Mais faut-il pour autant voir en ce type de médecine l’ultime étape de l’histoire humaine qu’Auguste Comte reconnaissait dans l’état positif de la science, et donc la seule qui s’impose partout dans le monde ? Certes la tentation est grande de raisonner ainsi, mais peut-être faut-il y résister en considérant les limites théoriques, pratiques et éthiques du choix ainsi opéré.

D. Les limites de l’abstraction

En radicalisant la position théorique ici mise en œuvre, on court en effet à l’impasse. Ainsi en va-t-il de la position adoptée par le biochimiste français Jacques Monod (1910-1976), qui se rapproche d’ailleurs du schéma comtien : après l’âge animiste de l’Ancienne alliance où l’homme imagine toutes sortes d’âmes et d’esprits derrière les phénomènes les plus naturels, il faut, dit ce prix Nobel de médecine (1965), faire place à la Nouvelle alliance : désormais, entre lui et la nature, l’homme doit décider de ne plus nouer que le lien scientifique.[10] Position fascinante qui décide de renvoyer aux âges théologique ou métaphysique les opinions surannées d’hier et d’aujourd’hui, -confucianisme, marxisme et droits de l’homme confondus- croyances qui ne font que consoler faussement l’homme de sa solitude existentielle. Seule compte la science qui, enregistrant le hasard et la nécessité, offre à l’être humain la seule source de connaissance. Or J. Monod doit reconnaître que sa propre prise de position constitue elle-même un postulat que la science ne peut démontrer. Précieuse faille logique qui ruine à la base l’assurance du système en rappelant opportunément la différence théorique capitale qui sépare l’abstraction exclusive de l’abstraction précisive.
On ne peut en effet reprocher à l’esprit humain de ne saisir le réel que sous un angle déterminé. Tel était d’ailleurs l’objet formel des scolastiques qui savaient déjà que la chose (res) n’établit son rapport de vérité à l’esprit (intellectus) que moyennant la correspondance (adaequatio) de l’une à l’autre. C’est que l’objectivité du réel ne donne ses réponses qu’en fonction des questions que l’esprit lui pose. Par là s’exprime la finitude intellectuelle de l’homme qui ne peut saisir par lui-même la totalité du réel. D’où la nécessaire prudence à garder dans les affirmations présentées comme absolues. En réalité, de telles affirmations ne valent que dans un champ déterminé. Ce champ d‘ailleurs demanderait à être chaque fois explicité pour que l’on sache sur quelle portion du réel porte le discours tenu pour vrai. Encore une fois, la démarche intellectuelle qui, ne saisissant qu’un aspect du réel, fait ‘abstraction’ du reste, garde certes toute sa légitimité, -il n’en existe d’ailleurs pas d’autre, mais le discours de vérité tenu sur cette ‘part’ du réel ne peut jamais oublier que les ‘autres parts’ restent présentes à l’horizon même si elles ne sont pas explicitement nommées. Rien n’est exclu donc, mais il faut reconnaître combien est tentant le glissement de l’abstraction précisive à l’abstraction exclusive, surtout si la discipline, nécessairement fondée sur un point de vue déterminé, - la médecine scientifique par exemple-, obtient des résultats spectaculaires.[11]
A côté de la raison théorique qui invite à faire attention aux limites d’une médecine dominante qui exclurait toute autre approche de la santé et de la maladie que la sienne, il convient d’observer également les raisons pratiques qui invitent à un tel examen. On veut évoquer ici les autres sortes de médecine qui, en Occident déjà, se déploient à côté de la médecine officielle. L’entrée massive de la psychologie dans le champ médical, non pas seulement sous la forme scientifique de la psychiatrie, mais encore sous l’appellation de médecine psychosomatique a rappelé la puissance du pouvoir exercé par la psyché humaine sur le corps du sujet malade. Par ailleurs, quelles que soient les opinions que l’on peut adopter sur la validité de la médecine homéopathique et des autres médecines dites ‘parallèles’ (acupuncture, médecine chinoise, ostéopathie, etc.), -sans parler des pratiques apparemment irrationnelles des guérisseurs qui continuent à opérer plus ou moins discrètement au cœur des sociétés techniciennes-, il faut au moins reconnaître que l’application pure et simple du paradigme des sciences naturelles au traitement du corps humain creuse, chez les patients, de profondes insatisfactions, qu’ils cherchent dès lors à combler ailleurs.[12] Mais, dira-t-on, la pertinence scientifique de tels traitements n’est pas démontrée ! Or, n’est-ce pas justement dans le choix de ce critère-là que le bât blesse ? De quelle science, en effet, s’agit-il ? Peut-on d’ailleurs enfermer en une telle science toute connaissance de l’être humain à guérir ? Par où la pratique médicale actuellement diversifiée confirme dans les faits la nécessaire prudence à garder dans l’absolutisation d’une méthode déterminée.
La troisième raison à évoquer pour rappeler la limite de l’approche scientifique concerne l’éthique. Kant, nous l’avons évoqué, avait prolongé sa Critique de la raison pure en son usage théorique par sa Critique de la raison pratique, montrant comment l’agnosticisme de l’esprit quant aux réalités métaphysiques se trouvait non pas amendé mais complété par l’expérience indubitable de l’impératif éthique qui oblige l’être humain à agir sur le registre rationnel de l’universel et donc à postuler, nous l’avons dit, la triple réalité de la liberté, de l’immortalité de l’âme et de l’existence de Dieu. Est-ce la dissociation de ces deux Critiques qui a permis que la science, critiquement fondée par le penseur de Königsberg, prenne ses distances par rapport à l’éthique, par exemple dans le domaine bio-médical ? Est-ce au contraire leur conjonction qui permettra aujourd’hui aux hommes de science de pratiquer à nouveau leur discipline dans le respect de la personne humaine ?[13] Toujours est-il que s’est posée en notre matière, dès le début des années ’70, aux Etats-Unis puis en Europe, la question dite ‘bioéthique’. Comme si la logique biomédicale lancée dans la seule voie de l’objectivation scientifique des corps avait perdu ses points d’ancrage à la fois dans la conscience des praticiens et dans le tissu de la société où elle opère. D’où la multiplication des normes, observatoires et autres comités consultatifs pour permettre aux disciplines biomédicales de se resituer dans un univers plus large que leur seul champ disciplinaire. C’est que l’abstraction précisive que les hommes de science doivent opérer par nécessité de méthode ne peut moralement pas se permettre de virer à l’abstraction qui exclurait de son domaine la référence au droit ou à l’éthique. Par où se montre, ici encore, l’attention à garder sur les limites d’un modèle qui, sinon, pourrait se présenter comme incontestable.

E. La pratique chrétienne de guérison

Dans le paysage africain, nous avons déjà annoncé une dernière donnée qui vient, non pas contredire mais relativiser la médecine occidentale en tant qu’elle détiendrait l’apparent monopole de la guérison : l’activité des prophètes-guérisseurs. A l’intérieur de leur déploiement proprement religieux, les églises indépendantes africaines ont développé un ‘ministère de guérison’ ; le protestantisme, suivi par le catholicisme ont fait de même.[14]. Ici, la guérison est attendue non pas des religions premières (même si des éléments traditionnels tels que la transe peuvent s’y mêler), ni non plus de la médecine scientifique, mais de la puissance de Dieu lui-même. La communauté se réunit et prie pour ses membres les plus souffrants. Louanges et supplications s’accompagnent de rites simples (bénédiction, imposition des mains, onction), en recourant souvent aux sacramentaux tels que l’eau bénite, le chapelet, le crucifix, l’huile ou le sel bénits. A l’encontre de fréquents scepticismes, de nombreux témoignages de malades guéris attestent l’efficacité de ces pratiques chrétiennes.
Si nous suivons comme ligne de conduite la loi des trois états d’Auguste Comte, ne devons-nous pas reconnaître que nous sommes tombés ici en pleine régression, puisque nous avons rebroussé chemin de l’état positif de la science vers l’état mythique de la théologie ? A moins que ladite régression ne doive être lue comme un signe de l’insuffisance de la loi comtienne elle-même ?
Toujours est-il que la culture africaine, modelée par la religion traditionnelle, ne peut concevoir l’efficacité des causes du monde visible sans croire que se cachent derrière elles les forces du monde invisible. N’était-il dès lors pas logique que cette culture baptisée dans la foi chrétienne reconnût en Dieu même le pouvoir suprême de la guérison ? Car ce Dieu que les missionnaires ont fait connaître se montre sensible à la misère humaine : déjà dans l’Ancienne alliance, les prophètes opéraient des guérisons[15], dans la Nouvelle alliance, les évangiles montrent Jésus agissant de même[16]. Or en outre, le Christ transmet ses pouvoirs de thaumaturge à ses disciples tant dans le cours de sa mission palestinienne[17] qu’au moment de son Ascension.[18] L’Eglise, qui vit de la foi au Christ ressuscité, peut-elle donc s’abstenir d’exercer ces pouvoirs qu’elle a reçus de son Seigneur ‘pour la gloire de Dieu et le salut du monde’ ?
En Afrique, cette immédiateté de l’action guérissante du Christ partage avec la religion traditionnelle au moins trois points communs, même si les divergences entre ces deux pratiques sont, elles, encore plus nombreuses et profondes.
On trouve d’abord, négativement, la commune distance prise par rapport à l’approche exclusivement scientifique des corps. La pratique chrétienne de guérison reconnaît en effet que, pour se rétablir de sa maladie, l’homme ne dépend pas seulement de l’action des traitements dont rendent compte la physique ou la biochimie, mais qu’il se situe également, dit la foi, dans une Alliance avec Dieu, Providence pour ses enfants. Nous reviendrons sur ce point au second chapitre.
L’aspect social de la guérison se montre également très présent : alors que la médecine scientifique s’exerce généralement dans le rapport individuel du patient et du médecin, la pratique chrétienne et la médecine traditionnelle se rejoignent pour mettre en évidence les relations sociales qui déterminent tant la maladie que la guérison. C’est que la santé, nous l’avons vu, ne qualifie pas seulement un organisme individuel mais une personne engagée dans tout un réseau de relations, lesquelles méritent considération. Demander à Dieu la guérison, n’est-ce pas d’abord lui demander le rétablissement de la relation, avec Lui sans doute (‘Mon enfant, tes péchés sont pardonnés’, dit Jésus au paralytique, Mc 2,5), mais aussi, -puisque le second commandement est semblable au premier (cf. Mt 22,30)-, avec le prochain ? Dans l’optique du prophète-guérisseur, il n’est guère pensable d’obtenir une guérison de la part de Dieu sans avoir vécu un renouvellement intérieur à l’égard d’autrui.
Pour rester pratique, il faut reconnaître qu’un troisième trait relie en Afrique prophète guérisseur chrétien et nganga traditionnel : le caractère financièrement accessible de leurs services. La médecine occidentale coûte cher et l’assurance-maladie n’atteint en aucune manière les familles qui en auraient le plus besoin. Combien d’entre elles, en effet, se retrouvent avec entre les mains une ordonnance de médicaments mais pas de moyens pour se les procurer ! Dans ces conditions, à côté de la médecine traditionnelle, la gratuité de la pratique chrétienne de guérison est la bienvenue. Si l’être humain cherche à guérir à tout prix, n’est-il pas logique qu’il s’adresse, s’il n’en a pas le prix, à toute voie possible de guérison ?
Faut-il alors conclure que, placée entre la médecine traditionnelle exercée en Afrique depuis le fond des âges, et la pratique contemporaine chrétienne du ministère de guérison, la médecine scientifique occidentale n’aura été qu’une vaste et prestigieuse parenthèse ? Un tel propos serait injuste et excessif. Sans doute vaut-il mieux conclure ce parcours philosophique de la diversité des pratiques africaines en reprenant la critique que, dans son maître ouvrage, Le drame de l’humanisme athée, H. de Lubac adressait à la ‘loi des trois états’ d’Auguste Comte : « Ce que Comte a pris pour trois états successifs, ce sont bien plutôt trois modes coexistants de la pensée, correspondant à trois aspects des choses ; le progrès consiste à distinguer de mieux en mieux ces trois aspects, perçus d'abord dans une sorte d'unité chaotique ; si donc il est vrai de dire que la physique (entendant par ce mot toute science) a commencé par être théologique, il serait tout aussi vrai de dire que la théologie a commencé par être physique, et la loi de l'évolution ne tend pas plus à évacuer la théologie que la science, mais à les "purifier" l'une et l'autre en les différenciant. »[19]
Est-ce en cette « différenciation purificatrice » que s’éclairera la diversité des pratiques de guérison en Afrique ? Le passage par la théologie chrétienne nous paraît en tout cas indispensable pour accueillir cette lumière.

II. Enjeux théologiques

Alors que l’Africain se sent parfois tiraillé, voire ‘malade’ de son écartèlement entre la tradition du village et la modernité de la ville ou le charisme des prophètes, trouvera-t-il dans la Bonne Nouvelle chrétienne les justes critères du discernement à mener sur les pratiques de guérison ? Après avoir rappelé la dialectique des deux Testaments pour préciser le rapport de l’Eglise aux autres religions, nous reprenons, à cette lumière-là, l’examen des différents niveaux de la guérison, puis la réflexion métaphysique entamée au chapitre précédent, pour enfin tracer quelques pistes du discernement souhaité.

A. Le juif et le Païen

La dialectique de ‘l’une et l’autre Alliance’, Ancien et Nouveau Testament, éclaire de façon décisive le rapport de la foi chrétienne avec les autres religions. Car le don suréminent du Christ se précède lui-même dans la première alliance nouée avec le peuple juif et, par elle, dans la reconnaissance du don premier qu’est la Création. C’est en contemplant la manière dont le Christ fait aboutir en son Corps les promesses faites aux Juifs que l’Eglise prend la mesure de la Providence de Dieu pour tous les humains et de sa Patience dans l’histoire. Jésus n’est pas né à Rome ou à Athènes, mais Paul s’est rendu à Athènes et à Rome pour rendre témoignage de ce Christ né Juif, de la maison de David. D’où le double mouvement inhérent à la mission même de l’Eglise.
Du fait de son enracinement juif dans la personne du Christ, l’Eglise prendra toujours distance par rapport aux idoles que les hommes se fabriquent pour se représenter la Divinité qui les hante : seul Dieu, en effet, se manifeste lui-même en vérité, d’abord par sa Parole et sa Promesse, ensuite par sa Loi, enfin par son Verbe fait chair. Mais du fait de ce même enracinement dépassé par le Christ, l’Eglise se montrera toujours attentive aussi à toutes ces démarches religieuses que les hommes entament pour trouver une réponse ‘aux énigmes cachées de la condition humaine’[20].
L’histoire des missions chrétiennes en Afrique a connu, avec des bonheurs divers, cette double attitude, de rupture à l’encontre des pratiques idolâtriques et d’accueil des ‘pierres d’attente du christianisme’. Ne fallait-il pas, en effet, manifester l’une et l’autre ? A partir du moment où, ‘en ces jours qui sont les derniers’(He 1, 2), Dieu a parlé par le Fils ‘qu’il a établi héritier de toutes choses’, toute image de Dieu qui ne serait pas celle du Fils tombe sous la condamnation de l’idolâtrie mais, en même temps, puisque, d’une part, Dieu a eu la patience d’amener son peuple à la plénitude de la révélation ‘après avoir à maintes reprises et sous maintes formes, parlé jadis aux Pères par les prophètes’(He 1, 1) et que, d’autre part, ce Peuple élu s’est élargi aux païens dans l’Acte pascal du Christ, ne convient-il pas de rechercher dans la religion de ces païens les traces de la Bienveillance créatrice dont le Christ, à la plénitude des temps, rendrait grâces à son Père ?
En d’autres termes, puisque le Christ, selon le plan de Dieu, a accepté d’accomplir à la fois la loi de Moïse, et les sacrifices d’animaux, et la royauté de David et les annonces des prophètes, ne révélait-il pas ainsi, en même temps que sa propre radicale Nouveauté -et sa rupture instauratrice- par rapport aux temps qui Le précédaient, l’Humilité même de Dieu ? Car c’est de cette manière-là que se montrerait l’Humilité du Père, prêt à faire aboutir dans le Fils non seulement les mots et les gestes de l’Ancienne Alliance qu’Il avait lui-même nouée mais aussi les mots prononcés et les gestes posés par toute créature humaine en recherche de Celui qu’elle ne connaît pas encore. Ainsi, le Paradigme unique de l’achèvement de l’Alliance juive sert-il à désigner cet Etre supérieur que le païen ne connaît pas encore mais que le chrétien, à la suite du juif, appelle son Créateur. Le célèbre discours de Paul à l’aréopage d’Athènes (Ac 17, 16-34) ne constitue-t-il pas un témoignage probant rendu à cette Bienveillance du Père de Jésus ? La dialectique des deux Testaments montrerait ainsi que, dans tout rapport religieux, l’indispensable rupture qu’emporte la révélation de Dieu à l’homme suppose le respect de la démarche de l’homme vers Dieu.
Mais comment vivre concrètement, par exemple dans les domaines de la maladie et de la santé en milieu traditionnel, cette double démarche qui apparaît, à bien des égards, comme contradictoire ? Fallait-il que les missionnaires envoyés en Afrique pour y annoncer l’Evangile y fondent les dispensaires et les hôpitaux de la médecine occidentale tout en condamnant pêle-mêle comme diaboliques les maléfices des sorciers et comme païennes les pratiques des guérisseurs ? Mais, par une telle attitude, l’Eglise n’introduisait-elle pas, glissée à l’intérieur de la Bonne Nouvelle, une forme particulière de rationalité,- européenne en l’occurrence-, dans laquelle les populations africaines ne se retrouvaient peut-être pas ? D’un autre côté, les missionnaires pouvaient-ils priver de soins qu’ils estimaient efficaces une population qui, à ce qu’ils voyaient, souffrait de graves déficiences en ce domaine (épidémies, mortalité infantile, etc.), population qui d’ailleurs reconnaissait l’efficacité de cette nouvelle médecine ? En outre, pouvait-on continuer à admettre dans les communautés chrétiennes les pratiques traditionnelles de guérison sans bénir du même coup l’ensemble des croyances qui ne correspondaient tout de même pas à la révélation que Dieu fait de Lui-même comme infinie Charité dans le Seigneur Jésus ? Comment discerner ? Peut-être pas autrement qu’en allant au cœur de la question, c’est-à-dire à l’Acte pascal du Christ qui réconcilie précisément Juifs et Païens.

B. Salut et guérison

Car la grande affaire de la vie n’est peut-être pas tant de guérir que de connaître le seul véritable Dieu et Celui qu’il a envoyé, Jésus-Christ (cf. Jn 17, 3). Alors que les païens affrontent collectivement la question que leur pose leur propre condition humaine comme énigme menacée de toutes parts, peuplant alors leur imaginaire de récits mythiques explicatifs du monde et conjurant par des rites les mauvaises influences qui pèsent sur eux, l’Ecriture juive ouvre une autre voie. Affirmant une Bonté créatrice à l’origine du monde, y compris des corps, -au masculin et au féminin-, des êtres humains, la Bible raconte l’initiative que Dieu prend pour se faire connaître, à son Peuple d’abord, par la première Alliance, à la multitude ensuite, par la vie, la mort et la résurrection de Jésus. D’emblée, la Parole s’énonce comme créatrice et salvatrice, non pas seulement ‘force cachée présente au cours des choses et aux événements de la vie humaine’ mais Personne en acte de Parole, révélée en plénitude comme Communion de personnes. Dieu se montre par là Etre de souveraine liberté (‘Je suis qui je suis’, Ex 3, 14), appelant sa créature préférée à partager cette liberté-là dans l’obéissance à sa Bonté originaire. Car la vie (éternelle) de l’homme consiste à connaître précisément ce Dieu-là, Père du Christ. Le seul vrai mal qui puisse arriver, -et d’ailleurs arrivé-, est de rompre cette Alliance. On l’appelle le péché. Mais le Christ est précisément celui qui en sauve l’homme.
En ce sens-là, le christianisme n’est pas une religion de guérison mais de salut : l’homme se sauve en reconnaissant le vrai Dieu et en lui donnant sa foi. Sans doute la maladie est-elle liée au péché, comme retentissement dans la personne créée de sa rupture d’avec le Créateur, mais ce lien tragique se noue d’une façon mystérieuse qui échappe au regard humain, regard trop limité pour voir jusqu’où s’étend la solidarité tant des pécheurs dans le mal que des saints dans le bien : ‘Est-ce lui ou ses parents qui ont péché ? Ni lui ni ses parents’, répond Jésus.(Jn 9, 2-3). Sans doute encore Jésus guérit-il de nombreux malades, aveugles, lépreux, possédés, paralytiques mais c’est toujours en signe d’un salut qui ne s’arrête pas au rétablissement de l’organisme ou du psychisme de la personne guérie mais, plus radicalement, à la restauration de sa relation à Dieu : ‘pour que vous sachiez que le Fils de l’homme a le pouvoir de remettre les péchés’(Mc 2, 10), ‘Va, ta foi t’a sauvé.’ (Mc 10, 52).
Certes, nous le voyons, Jésus guérit mais il ne se présente pas pour autant comme guérisseur. D’ailleurs, s’il fait taire si souvent les personnes à l’égard desquelles il a manifesté sa compassion (cf. p. ex. Mc 7, 36 ; 8, 26), n’est-ce pas pour amener les intéressés (et leur entourage) à poursuivre la démarche jusqu’à son vrai terme, c’est-à-dire jusqu’au Calvaire ? La puissance qui a guéri les malades, en effet, n’est autre que celle de l’Amour crucifié. Car le Christ n’a pas voulu délivrer comme de l’extérieur l’humanité de ses malheurs mais il a pris ces maux sur Lui pour que cette humanité sache où se trouve en vérité sa délivrance, c’est-à-dire en Lui. Isaïe l’avait déjà dit à propos du Serviteur souffrant : ‘C’est par ses blessures que nous sommes guéris’ (Is 53, 5).
Ainsi, pour le chrétien, le cœur de sa relation à Dieu ne se trouve pas d’abord dans son propre corps à lui, mais dans le corps même du Christ, Symbole par excellence qui ramène l’homme à Dieu dans l’obéissance de la croix. Alors que le mal est d’abord spirituel en tant que désobéissance et que le désordre du monde, -singulièrement des corps-, résulte mystérieusement de cette Discordance première, le Fils accepte d’entrer en cette faille humaine originelle,- jusqu’à en être physiquement écartelé à la croix-, pour que l’homme trouve en ce don de sa vie, -de son Corps et de son Sang- la vraie guérison, c’est-à-dire le salut.
A partir de cette expérience proprement spirituelle dans laquelle tant les Juifs que les Païens sont appelés à entrer, il nous faut à présent situer la pratique humaine de la guérison, y compris en cette diversité africaine dont nous cherchons à rendre compte ici, mais d’abord en passant par la philosophie. Car de même que le don du Christ se précède lui-même dans la Première Alliance et, par elle, dans la quête religieuse de tout homme, ainsi se précède-t-il aussi dans le travail réflexif de la raison.

C. La métaphysique chrétienne

L’univers métaphysique d’Aristote, plutôt que celui de Platon, a servi de répondant à l’entreprise théologique de Thomas d’Aquin. Etait-ce parce que la réflexion aristotélicienne sur l’Acte pur et sur le couple matière/forme permettait de cerner plus précisément, en tout cas mieux que l’idéalisme platonicien, les rapports de l’homme à Dieu, en particulier dans le champ de la causalité ? Toujours est-il que Thomas accueille en sa pensée ce puissant témoignage de la raison grecque pour formuler sa foi de théologien en l’Acte créateur. Certes, le concept biblique de création échappe comme tel au païen puisqu’il signifie, à proprement parler, une révélation de Dieu lui-même en son acte de faire don de l’être à toute créature alors que le païen ne peut réfléchir qu’à partir des données de la nature et de sa propre expérience humaine. Mais cet Acte créateur précisément porte aussi sur la raison humaine dont on peut dire, Bible aidant, qu’elle est le chef d’œuvre de la création. Ainsi Thomas d’Aquin, dans un double mouvement d’appui réciproque en quelque sorte, accueille-t-il l’effort philosophique d’Aristote comme aide rationnelle à formuler sa foi en la Création puisque, par ailleurs, le Docteur commun a pu éclairer de sa foi en l’autonomie de la créature (autonomie voulue par le Créateur lui-même) ce travail du Stagirite cherchant à rendre compte du réel à l’aide de ses seules forces humaines.
Chez le Philosophe, le Premier moteur ne pouvait bouger, à peine de trahir en ce mouvement une puissance qui l’aurait fait déchoir de son statut d’Acte pur. Mais il est Acte, précisément, mettant en branle, dans le monde sublunaire, le mouvement des êtres qui se portent vers lui. Sans qu’il le sache lui-même, -puisqu’il ne peut avoir de rapport avec ces êtres matériels livrés à la naissance et à la corruption-, l’Acte pur est leur fin. Or Thomas d’Aquin voit la réflexion aristotélicienne à la fois corrigée et confirmée par le mystère de la Création. C’est que, dans l’acte proprement créateur, la Pensée qui se pense elle-même, pense aussi,- et veut-, chacune de ses créatures sans perdre pour autant sa transcendance divine. Si le monde créé tend vers Dieu comme vers sa Fin, c’est aussi parce que Dieu en est, dans l’amour, l’origine absolue, absolue au sens où le monde fut, -et est-, créé de rien. Or cette radicale dépendance du monde par rapport à Dieu pose, en ce monde même, le problème redoutable de la causalité.
En effet l’action créatrice de la Cause première doit nécessairement s’exercer dans le moindre mouvement de la créature. A défaut de quoi cette Cause ne pourrait pas être reconnue comme véritablement créatrice ‘de l’univers visible et invisible’. Par ailleurs, comment mettre ensemble cette Causalité-là, proprement divine, avec les désordres du monde de la nature où se comptent tant de cataclysmes, de fractures et autres malheurs qui font plus penser à une destruction qu’à la création voulue par le Créateur ? Plus difficile encore sans doute, comment la concilier avec la liberté humaine qui doit poser ses choix en toute autonomie à peine de se supprimer elle-même, suppression qui d’ailleurs apparaîtrait également contredire la volonté créatrice ?
En d’autres termes, comment penser le rapport des causes secondes qui œuvrent, soit dans le monde de la nature physique, soit dans l’univers de la liberté humaine, avec la Cause première nécessairement présente en chacune d’elles ? Par déduction philosophique, il nous faut reconnaître la nécessité de tenir la double affirmation, -présence divine en tout mouvement de tout être créé et autonomie propre de chacun de ces mouvements-, mais, par humilité intellectuelle, puisque nous ne sommes pas contemporains de l’action créatrice de Dieu, nous devons reconnaître que cette double affirmation échappe à nos représentations. C’est qu’il faut avancer prudemment « sur un terrain où la résolution positive des apories n’appartient peut-être qu’à la science des Bienheureux ».[21]
Reconnaissant cette inévitable limite de l’intelligence humaine, devons-nous pour autant nous résoudre à l’agnosticisme que Kant professe, nous l’avons rappelé, en sa Critique de la raison pure ? Pas nécessairement, car la confiance que Thomas d’Aquin manifeste dans la puissance créatrice de Dieu se reporte, pour l’honneur du Créateur précisément, sur la confiance en la possibilité de la raison créée à reconnaître sa Cause première. Alors qu’Aristote ne pouvait admettre une quelconque condescendance de l’Acte pur envers le monde sublunaire et que Kant se refusera à utiliser la catégorie de la causalité ailleurs que dans le champ phénoménal, Thomas d’Aquin puise dans la révélation biblique l’audace nécessaire à l’affirmation proprement métaphysique : Dieu est Cause du monde. Non pas à la manière des causes du monde puisque, dans les voies décrites par Thomas pour conduire à l’affirmation de Dieu, la voie de la négation (via negationis) nie la représentation seulement humaine de la causalité (via causalitatis), mais cette Cause première s’exerce à sa manière propre, en surcroît (via eminentiae) de la limite humaine.
Alors que Kant, par respect pour cette limite, refuse que la raison pure, en son usage théorique, soit capable d’affirmer d’elle-même la causalité créatrice, la métaphysique thomiste, s’appuyant en quelque sorte sur cette limite, se réjouit de la voir dépassée par l’action même de la Présence divine en elle. Manipulation ? Illuminisme ? Non pas, alliance plutôt dans laquelle la raison proprement humaine ne coïncide jamais si bien avec sa propre puissance qu’en reconnaissant l’Acte créateur qui la fonde elle-même en la dépassant. Il importe donc de ne pas séparer les deux registres, même si l’esprit humain est trop limité pour se rendre imaginativement présent à leur articulation. On voit en tout cas en quelle direction l’esprit ne doit pas s’orienter : de ramener la raison à ce qu’elle croit être ses propres limites, ni non plus, en complément peut-être de cette première démarche, de considérer la puissance créatrice sur le mode de la liberté arbitraire. Il s’agit plutôt de voir à quel point Dieu dit sa Causalité créatrice, et donc son propre mystère, aussi bien en inscrivant dans l’univers des lois qui lui sont propres qu’en plaçant à son sommet la créature humaine qui se régit librement.
Encore une fois, l’imaginaire défaille sans doute à se représenter cette conjonction de la Cause première qui veille en Providence sur l’univers qu’elle crée continûment avec, d’une part, les causes que l’homme appelle naturelles et qui se présentent quelquefois sous le signe de la fatalité, d’autre part, les actes que l’être humain pose de lui-même à partir de sa décision libre, mais la métaphysique est là, précisément, pour permettre à l’imaginaire de faire confiance au réel en acceptant humblement le mystère de Dieu. Contre tous les fantasmes qui l’encombrent, l’esprit humain peut croire que la découverte scientifique des lois de la nature est, non pas entravée, mais au contraire rendue possible par l’action de la Cause première. Il peut croire aussi que Dieu et la liberté ne sont pas seulement les tragiques postulats requis par la cohérence de la raison pratique avec elle-même mais proprement l’Alliance dans laquelle le Créateur donne à sa créature privilégiée la liberté dont elle a besoin pour Le reconnaître. Voit-on mieux à partir de ces précisions philosophiques comment se présente la médiation humaine dans les pratiques de guérison ?

D. Les exigences de la médiation médicale

Une page du Siracide exprime, plus joliment que toute autre référence, le jeu de la liberté de l’homme en alliance avec celle de Dieu dans l’exercice de la médecine. L’auteur biblique, avant de donner des conseils personnels à son interlocuteur malade, lui parle d’abord du médecin, dont il relie la puissance thérapeutique à la fois au Créateur et aux plantes (appelées les simples) :
« Au médecin rends les honneurs qui lui sont dus, en considération de ses services, car lui aussi, c'est le Seigneur qui l'a créé. C'est en effet du Très-Haut que vient la guérison, comme un cadeau qu'on reçoit du roi. La science du médecin lui fait porter la tête haute, il fait l'admiration des grands. Le Seigneur fait sortir de terre les simples, l'homme sensé ne les méprise pas. N'est-ce pas une baguette de bois qui rendit l'eau douce[22], manifestant ainsi sa vertu ? C'est lui aussi qui donne aux hommes la science pour qu'ils se glorifient de ses œuvres puissantes. Il en fait usage pour soigner et soulager ; le pharmacien en fait des mixtures. Et ainsi ses œuvres n'ont pas de fin et par lui le bien-être se répand sur la terre. » (Si 38, 1-8)
Comment mieux dire l’alliance nouée par l’acte médical entre, d’une part la bienfaisance du Très-Haut, source de toute guérison et créateur du médecin lui-même, d’autre part, tant la science de ce médecin admiré que l’efficacité des humbles plantes, science et efficacité considérées l’une et l’autre comme œuvres puissantes de Dieu ? Or après la description théologique de l’art du docteur (sans oublier celui du pharmacien préparant ses mixtures), voici, dans la même veine spirituelle, les conseils au malade:
« Mon fils, quand tu es malade, ne te révolte pas, mais prie le Seigneur et il te guérira. Renonce à tes fautes, garde tes mains nettes, de tout péché purifie ton cœur. Offre de l'encens et un mémorial de fleur de farine et fais de riches offrandes selon tes moyens. Puis aie recours au médecin, car le Seigneur l'a créé, lui aussi, ne l'écarte pas, car tu as besoin de lui. Il y a des cas où la santé est entre leurs mains. A leur tour en effet ils prieront le Seigneur qu'il leur accorde la faveur d'un soulagement et la guérison pour te sauver la vie.
Celui qui pèche aux yeux de son Créateur, qu'il tombe au pouvoir du médecin. » (Si 38, 9-15)
Voici donc le malade invité à resituer son mal dans l’histoire de son alliance avec Dieu, c’est-à-dire invité à prier le Seigneur et à Lui offrir des sacrifices en même temps qu’à se purifier de cette offense à Dieu qu’est le péché. C’est Dieu, en effet, qui guérit. La médiation humaine du savoir-faire médical n’est pas négligée pour autant mais, comme par un juste retour des choses, le médecin ainsi appelé n’exerce pas son art hors de l’alliance puisque lui-même prie (avec son patient sans doute) pour obtenir la guérison. Cette conjonction des volontés dans la commune soumission à la puissance créatrice se trouve confirmée, en quelque sorte a contrario, dans la curieuse finale de ce passage où l’exercice du pouvoir médical livré aux seules forces humaines est présenté comme un châtiment à l’égard de l’homme qui n’a pas voulu non plus placer sa vie sous le regard de Dieu.
En cette perspective biblique, le médecin se présente dès lors comme médiateur d’une double volonté, celle du patient de retrouver la santé, celle de Dieu de lui donner le salut. Le père de la chirurgie moderne, le protestant Ambroise Paré (1510-1590) était manifestement inspiré par cette approche spirituelle lorsqu’il disait du malade qu’il avait soigné : ‘Je le pansai, Dieu le guérit’. Pour exprimer le même équilibre en d’autres termes, il est possible de faire pivoter ce ‘triangle thérapeutique’, désignant cette fois Dieu lui-même comme Médiateur de la guérison. Dieu n’est-Il pas en effet cette Cause première mystérieusement reconnue en tierce position par rapport aux causes secondes que sont le patient en recherche de guérison et le médecin en offre de soins ? A la suite d’Auguste Comte, les praticiens positivistes récuseront sans doute comme rigoureusement inutile cette médiation spirituelle, préférant s’appuyer sur les données objectivables de la médecine scientifique. Mais nous avons déjà reconnu les limites d’une telle approche réductrice.
En réalité, nous sommes renvoyés ici au double mystère de l’homme et de Dieu. En effet, l’homme, en son incompréhensible synthèse d’âme et de corps, est à lui-même ‘le plus prodigieux objet de la nature’, comme le disait Blaise Pascal. Quant à Dieu, l’esprit qui penserait le saisir, reconnaît Thomas d’Aquin, ne le saisirait certainement pas.[23]. Raison pour laquelle, nous l’avons dit, l’esprit humain doit avouer sa limite lorsqu’il cherche à comprendre le dernier mot de l’articulation de la Cause première que Dieu est en Lui-même avec les causes secondes qui s’exercent dans la nature et, singulièrement, dans la liberté humaine. Or n’est-ce pas de cette manière-là aussi que l’homme est image de Dieu ? Mystère pour mystère, sa propre condition corporelle ne se comprend pas hors de l’Absolu créateur.
Devrons-nous désormais, encore une fois, regretter cet obscurantisme, si vivement combattu par le Siècle des Lumières, appelant de nos vœux l’avènement d’une médecine où les corps seraient réduits à la transparence scientifique de leur anatomie ? Mais on sait l’inhumanité d’un tel monde. Devrons-nous au contraire, nous appuyant sur cette mystérieuse présence qui habite l’être humain, récuser l’approche scientifique de la santé pour adopter sans réserve la médecine traditionnelle africaine ou les pratiques chrétiennes de guérison ? Un discernement s’impose.

E. Le discernement des pratiques de guérison

La diversité des traitements appliqués au sujet malade, - allopathie et homéopathie, nganga traditionnel et guérisseur charismatique, médecine chinoise et rebouteux populaire…- montre que l’homme n’a (heureusement) pas encore fait le tour de son humanité. Mais, si le choix est si vaste, comment donc découvrir la bonne pratique ? Peut-être pouvons-nous avancer d’un pas en choisissant celle-là, précisément, qui renonce à se prétendre la seule bonne. Puisque, répétons-le, ‘l’homme est à lui-même le plus prodigieux objet de la nature’, cette dimension de ‘prodige’ ne fournit-elle pas en effet un critère, au moins négatif, de discernement de la meilleure manière de faire ? Chacune des pratiques de guérison laisserait ainsi, par respect pour la personne soignée, la porte ouverte à un au-delà de sa seule méthode.
Ainsi le médecin dit scientifique accepterait, si légitime que soit sa référence au modèle ‘d’entrée/sortie’ des corps approchés selon leur dimension organique, de ne pas faire comme si ce modèle physiologique enfermait toute étiologie de la maladie et donc toute puissance de guérison, car la santé et son contraire peuvent encore venir d’ailleurs. De son côté, le praticien traditionnel reconnaîtrait que son modèle holistique d’équilibre, mobilisant à la fois le monde végétal, animal et humain, s’insère dans une culture particulière qui laisse encore de la place à d’autres façons de voir le monde, davantage axées par exemple sur la consistance personnelle de l’individu ou sur l’approche scientifique des corps. Quant au personnage charismatique doté d’un don de guérison, il pourra sans doute demander dans sa prière une action immédiate pour que Dieu veuille bien rétablir la santé du malade, sans considérer toutefois cette invocation du Sauveur comme une dispense de recourir aux médiations humaines (aux ‘causes secondes’) des créatures que sont le médecin, le psychologue ou le pharmacien. Ici, tant le choc des cultures, que la lecture de la Bible ou encore les exigences de l’éthique obligent à pareille modestie : aider au rétablissement de la santé du malade, -cette œuvre si intensément humaine-, suppose que soit laissé ouvert l’espace de liberté où l’être humain, en sa maladie, se confronte à son propre mystère.
Est-ce à dire pour autant que toutes les pratiques s’équivaudraient ? Non, bien sûr, mais c’est le malade qui fera la différence, en fonction de la confiance qu’il donne à la personne prête à le soigner. Cette confiance, en effet, ne forme-t-elle pas le pilier de la relation thérapeutique ? La remarque est vraie en médecine classique : selon le mot célèbre du Dr Louis Portes, président du conseil national (français) de l’Ordre des médecins (1950), tout acte médical n’est jamais ‘qu’une confiance qui rejoint librement une conscience’. Une telle confiance n’a-t-elle pas aussi à s’exercer dans les pratiques traditionnelles à l’égard du guérisseur ? Car le malade pense assurément que le nganga exercera ses pouvoirs pour son bien et non, comme le font les sorciers, pour son mal. Quant au charisme de guérison, il est essentiellement corrélatif de la foi, cette vertu théologale qui suppose précisément la confiance en la puissance salvifique de Dieu. Bref, quelle que soit la voie par laquelle il pense trouver sa guérison, le malade doit pouvoir se fier (se confier) à la personne qui sera pour elle médiatrice de santé. Tout se passe, dirait-on, comme si la santé s’appuyait sur ce premier acte thérapeutique qu’est la confiance pour se récupérer elle-même.
La question du choix rebondit dès lors, pour savoir qui mérite confiance ; elle se dédouble aussi selon le plan, - éthique ou spirituel-, auquel le sujet la pose.
Au plan spirituel, le chrétien, suivant le sage précepte donné par le Siracide, donnera sa confiance au Dieu de sa foi, mais sans négliger la médiation humaine du médecin puisque ‘il y a des cas où la santé est entre leurs mains’ (Si, 38, 13).
En négatif, ce choix spirituel de la foi signifie que le fidèle refusera de mettre sa confiance en un dieu autre que Celui que le Christ a fait connaître aux hommes. Dès lors, s’il recourt à la médecine traditionnelle, le croyant devra, par cohérence avec la promesse de son baptême, récuser les compromissions avec les esprits maléfiques de même que les actes contraires à la charité chrétienne. En cas de doute, le sujet devra vraisemblablement être aidé par un discernement ecclésial très concret pour savoir, parmi les diverses pratiques propres à chaque région, lesquelles sont compatibles avec la foi qu’il professe et lesquelles relèvent de la magie ou de l’idolâtrie. Si les rites traditionnels lui permettent de retrouver la santé, le croyant attribuera cette guérison au savoir faire du nganga, bien sûr, comme à toutes les autres ‘causes secondes’ qui auront opéré dans ce but, mais sans oublier l’action de grâces à Dieu qui a miséricordieusement poursuivi de cette manière-là son œuvre de salut.
Par rapport aux charismes et ministères de guérison, le chrétien manifestera sa foi en Dieu par sa confiance en l’Eglise, car c’est à la communauté des disciples que le Christ a donné son pouvoir de guérison, et non pas à telle ou telle individualité particulière. La confiance du chrétien malade ne peut être donnée qu’à la personne charismatique qui, entendant vivre loyalement et humblement son appartenance à l’Eglise du Christ, accepte volontiers que son ministère soit régi par elle. Les prises de pouvoir d’un gourou centré autour de sa propre personne n’ont en effet rien à voir avec la miséricordieuse bienveillance de Dieu.
Au plan éthique, enfin, la confiance ne sera donnée, c’est une évidence, qu’à la personne qui la mérite. Or beaucoup de tentations guettent l’homme qui se propose d’aider son prochain en vue de sa guérison. Nous venons de citer la prise de pouvoir. L’exploration scientifique des corps pour aboutir à une maîtrise totale de l’organisme humain peut également engendrer des dérives dans lesquelles le praticien n’est plus au service du patient, mais où se passe plutôt l’inverse. Mentionnons aussi l’incompétence du charlatan qui abuse de l’ignorance des faibles. Et que dire de l’argent dont l’attrait provoque tant d’irrespect, dans les hôpitaux et ailleurs, à l’égard des malades ? Oui, si la confiance est importante dans le chef du sujet affaibli par la maladie, la conscience est l’exigence première que le malade est en droit d’attendre des médiateurs de la santé, toutes pratiques confondues.
A cause de la prodigieuse complexité humaine, l’éthique, qui vise le bien contre le mal, est inhérente à la médecine, qui vise la santé contre la maladie. L’éthique est la santé de la médecine, lui évitant, autant que faire se peut, ces maladies que sont la course au pouvoir, à la maîtrise scientifique ou au profit. Les ‘praticiens de la guérison’ (quelle qu’elle soit) ne doivent-ils pas en effet laisser subsister entre leurs mains expertes le mystère humain qui les dépasse ?
Alors qu’Auguste Comte proposait sa ‘loi des trois états’ pour rendre compte du devenir historique de l’esprit, nous pouvons lui préférer, à nouveau, Blaise Pascal, cette fois dans sa présentation des trois ordres : «La distance infinie des corps aux esprits figure la distance infiniment plus infinie des esprits à la charité car elle est surnaturelle. (..) De tous les corps ensemble, on ne saurait en faire réussir une petite pensée : cela est impossible, et d'un autre ordre. De tous les corps et esprits, on n'en saurait tirer un mouvement de vraie charité, cela est impossible, d'un autre ordre, surnaturel. »[24]


[1] Ceci est le cours que j’ai étudié en licence III. C’était dans le cadre de la philosophie morale et bioéthique. Il a été dispensé par le Prof. Xavier DIJON s.j.
[2] Sur cette coexistence des médecines, v. E. de Rosny, « Combien de médecines pour l’Afrique ? » in l’Afrique des guérisons, Karthala, 1992, pp. 25-46. Cet ouvrage de synthèse se divise en deux parties qui explorent d’abord le versant de la tradition (pp. 23-120) puis le versant chrétien (pp. 121-200). V. aussi les autres publications d’E. de Rosny, Ndsimi, Ceux qui soignent dans la nuit, Yaoundé, éd Clé, 1974 ; Les yeux de ma chèvre, Sur les pas des maîtres de la nuit en pays douala, Paris, Plon, Terre humaine, 1981 ; La nuit, les yeux ouverts, Paris, Seuil, 1996. V. aussi M. Hebga et al., Croyance et guérison, Yaoundé, éd. Clé, 1973.
[3] « Jan Heijke, dans une étude sur la réincarnation en Afrique, insiste sur le fait que l’Africain ne se considère pas comme une unité indivisible. Convaincu d’être composé, il ne se perçoit pas comme en possession de lui-même. Dans cette composition, il existe des éléments provenant des autres, dont les ancêtres. Puisqu’il est possible pour un autre être – vivant, défunt, esprit bon ou mauvais, génie – d’agir sur un de ses composants, il a le sentiment d’être dérivé, ce qui influence son agir. La conception africaine n’oppose pas soi-même et autrui. Le moi est tout d’abord social, relié aux autres, vivants et défunts, et ensuite individuel… Son point de départ est plutôt ce qu’il reçoit constamment des autres. » (cité par Basile Ngono, « la représentation de la maladie en Afrique noire : le cas des Beti du Cameroun », 2002, htttp.infodoc.inserm.fr/ethique).
[4] E. de Rosny (« Combien de médecines pour l’Afrique », art. cité, p. 36) évoque ce ‘mal moderne’. La phrase des nganga : ‘il n’y a jamais eu autant de sorciers qu’aujourd’hui’ peut se comprendre comme signifiant : ‘il n’y a jamais eu autant d’individualités qu’aujourd’hui’.
[5] Aristote, Métaphysique, Livre Ier, trad. et comm. Par G. Colle, Paris, Alcan, 1912, ch. III, n° 983a.
[6] cf. les Principes de la philosophie (1644).
[7] J. Offray de la Mettrie, L’homme-machine, Leyde, Elie Luzac, 1748.
[8] Cf. Basile Ngono, « la représentation de la maladie en Afrique noire : le cas des Beti du Cameroun », cité supra : « l’Occident a opté pour un modèle ontologique en vertu duquel on procède à l’objectivation et à la localisation du mal-maladie au moyen de catégories de l’entrée et de la sortie. L’étiologie qui en découle consiste à restituer ce qui a été perdu et à enlever ce qui est entré. » Comparant ce modèle occidental avec celui des praticiens traditionnels africains, l’auteur poursuit : « Mais, il est aussi possible d’envisager une étiologie qui se définisse en termes d’équilibre ou de déséquilibre soit dans l’homme lui-même, soit entre le microcosme et le macrocosme, entre le malade et la société. En pareil cas, la maladie n’est plus avant tout une entité à combattre mais un dérèglement à réajuster en s’aidant des divers claviers que représentent entre autres la physiologie, la psychologie, la culture. »
[9] On sait d’ailleurs que, dans les expérimentations d’une nouvelle substance thérapeutique, l’administration d’un placebo à un groupe-test de sujets a pour but d’éliminer autant que possible, par comparaison avec l’autre groupe qui reçoit réellement la substance, les impondérables psychologiques qui affectent immanquablement les réactions du corps, espérant ainsi isoler dans le champ scientifique la causalité spécifique de la substance sur l’organisme.
[10] V. J. Monod, Le hasard et la nécessité, Paris, Seuil, 1970.
[11] Là dessus, V. p. ex. L. Ravez et Ch. Tilmans-Cabiaux, Le corps resitué ; médecine, éthique et convictions, Presses universitaires de Namur, 2006. Cet ouvrage, publié par le Centre interdisciplinaire Droit, Ethique et Sciences de la Santé (FUNDP, Namur) donne la parole aux philosophes, aux praticiens et aux théologiens pour montrer que si, par méthode, la médecine doit situer le corps dans les canons de sa propre discipline, elle obtient sans doute les progrès que l’on sait, mais elle engendre aussi des frustrations qu’il vaut la peine d’entendre. Il importe donc de resituer le corps dans le contexte plus large de la personne, de ses relations et de ses convictions.
[12] Alexandre Klein décrit bien la crise que vit la médecine aujourd’hui : « L’opposition des deux logiques (logique technologique et logique du sujet) qui traversent la médecine contemporaine s’est incarnée dans les discours et les positions des acteurs de l’activité médicale. Tandis que la médecine tendait vers la technologisation, la scientificité et l’objectivité de son savoir, les malades demandaient à leurs interlocuteurs d’intégrer les paramètres subjectifs qui les définissaient : représentations de la maladie et de la santé, ressentis, vécus, angoisses de l’avenir, etc. (A. Klein, « On ne peut apprendre rapidement la médecine », Le Portique, e-portique 4 - 2007, Soin et éducation (II), [En ligne], mis en ligne le 28 juin 2007. URL : http://leportique.revues.org/document1011.html. Consulté le 12 mai 2008 )
[13] Pour une référence à Kant comme ‘universel recours’ dans les questions éthiques posées par les sciences de la vie et de la santé, v. L. Sève, Pour une critique de la raison bioéthique, Paris, éd. Odile Jacob, 1994, pp. 140 sv. On notera cependant que ce kantisme, vu l’option matérialiste de l’auteur, est amputé de sa dimension métaphysique. Une telle dénaturation philosophique confirme la difficulté de penser ensemble une médecine exclusivement scientifique avec l’exigence éthique du respect de la personne humaine.
[14] V. p. ex. E. de Rosny, L’Afrique des guérisons, op.cit., sur les églises indépendantes africaines (p. 123), le prophète Harris et la divination harriste (p. 143), les prophétesses catholiques du Bureau Lumière à Douala (p. 177).
[15] V. p. ex. le Syrien Naaman guéri de sa lèpre par le prophète Elisée : 2 Rois, ch. 5.
[16] Cf. p. ex. Mc 3, 10 : « Car il en avait guéri beaucoup, si bien que tous ceux qui étaient affligés de maladies se précipitaient vers lui pour le toucher. »
[17] Cf. Mt 10, 1 : « Ayant appelé ses douze disciples, il leur donna autorité sur les esprits impurs, avec pouvoir de les expulser et de guérir n’importe quelle maladie ou langueur. »
[18] Cf. Mc 16, 15…18 : « Allez par le monde entier, proclamez la Bonne Nouvelle à toute la création (..) Et voici les miracles qui accompagneront ceux qui auront cru (..) ils imposeront les mains aux malades et ceux-ci seront guéris ».
[19] H. de Lubac, Le drame de l’humanisme athée, Paris, Cerf, rééd. 1998.
[20] V. la description de la démarche religieuse donnée par le Concile Vatican II : « Les hommes attendent des diverses religions la réponse aux énigmes cachées de la condition humaine, qui, hier comme aujourd'hui, troublent profondément le cœur humain : Qu'est-ce que l'homme?(..) Qu'est-ce enfin que le mystère dernier et ineffable qui entoure notre existence, d'où nous tirons notre origine et vers lequel nous tendons ? Depuis les temps les plus reculés jusqu'à aujourd'hui, on trouve dans les différents peuples une certaine sensibilité à cette force cachée qui est présente au cours des choses et aux événements de la vie humaine, parfois même une reconnaissance de la Divinité suprême, ou encore du Père. Cette sensibilité et cette connaissance pénètrent leur vie d'un profond sens religieux ».(Déclaration Nostra Aetate, n°s 1-2).
[21] Philippe Vallin, Le prochain comme tierce personne dans la théologie de la création chez Saint Thomas d’Aquin, Paris, Vrin, 2000, p. 102. L’auteur renvoie à S.Th., q 19, a 6 et la note 3 (éd. Cerf, p. 299-300, J.-H. Nicolas) : « Saint Thomas inflexiblement maintient toutes les exigences propres des deux termes en présence : il maintient sans concession et la souveraineté absolue du vouloir divin, et la réalité de la causalité créée, spécialement de la liberté de l’homme et de la responsabilité qui en découle. La conciliation, dans ces conditions d’intransigeante rigueur, est difficile. A vrai dire, impossible à penser complètement, encore plus à dire. »
[22] allusion au miracle des eaux de Mara (Ex 15, 23) dont Ben Sira semble donner une explication naturelle (note B.J.)
[23] V. p. ex. Summa contra Gentiles, I, 5 : « Nous ne connaissons vraiment Dieu, en effet, que si nous le croyons au-dessus de tout ce que l'homme peut en concevoir, puisque la substance de Dieu, nous l'avons vu, dépasse notre connaissance naturelle. »
[24] Pascal, Pensées, n° 829, éd. Chevalier.

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