domingo, 3 de enero de 2010

Cours de Philosohie des sciences: Exposé


LA PORTEE DU COGITO CARTESIEN DANS L’ELABORATION DE LA CONNAISSANCE HUMAINE


I. LA DECOUVERTE DU COGITO
I.1. Le doute cartésien
Par son caractère incertain et problématique, la philosophie, avait conduit Descartes à une radicale mise en cause de toutes les choses. Il voulait trouver un point de départ radical à la connaissance, c'est-à-dire une vérité qui ne présuppose aucune autre et qui soit absolument certaine. Car, pour lui, une connaissance est absolument certaine si elle passe avec succès l’épreuve du doute le plus extrême. Toutes celles qui n’y résistent pas sont éliminées. Ainsi, le doute devient indispensable en tant que méthode de vérification de nos connaissances. En voulant donc chercher le principe absolu de toute vérité, Descartes fait table rase.
Le doute chez Descartes a une valeur profonde et son intention n’est ni subversive ni iconoclaste. Il vise simplement à fonder la connaissance. C’est ce qu’il dira dans le Discours de la méthode en affirmant que son doute ne s’étend nullement aux principes de l’action comme les institutions, les mœurs et coutumes de son pays, mais qu’il concerne plutôt la connaissance. Pour cela, il est dit théorique ou épistémologique. Descartes a compris qu’on ne peut mettre en doute les principes de l’action, car un tel doute rendrait impossible l’action. Comme la vie ne nous laisse pas le temps de ne pas agir, il faut agir selon une morale provisoire.
Le doute cartésien est provisoire, parce qu’il ne représente qu’une étape transitoire préparant la certitude. En cela, il se distingue du doute des Sceptiques de l’antiquité qui, n’étant certains de rien, s’abstinrent de juger et s’installèrent dans l’incertitude acceptée comme définitive.
Le doute de Descartes est méthodique. Il sert à vérifier la certitude de nos connaissances. Pour cette raison, il fait partie intégrante de la méthode scientifique telle qu’élaborée par Descartes.
Le doute cartésien est également hyperbolique, c’est-à-dire exagéré. Ceci lui permet de libérer l’esprit de tout préjugé. Or, pour purifier la pensée de toute erreur, il faut faire table rase de toutes les opinions reçues. Ainsi, douter chez Descartes, signifie nier ou rejeter comme faux tout ce qui n’est pas absolument certain, à l’instar du douteux mais aussi du probable. Le doute cartésien est enfin volontaire. Il est issu d’une décision libre prise à un moment précis.
S’il est vrai que la philosophie de Descartes se fonde sur le doute, nous pouvons nous demander si les raisons qui poussent à douter sont elles-mêmes exclues du doute. Le doute cartésien concerne essentiellement la volonté et non l’entendement. S’il diminue ou s’attaque à notre savoir, c’est moins pour le détruire que pour le consolider. En effet, toute vérité que notre volonté peut mettre en doute n’est pas ferme. Elle ne saurait par conséquent nous rassurer, encore moins nous préserver définitivement de l’erreur.

I.2. Le cogito comme paradigme de l’évidence et comme critère de la vérité
Au sein même du doute, Descartes découvre une vérité absolument certaine qui peut être considérée comme « le premier principe de la philosophie ». Cette vérité, c’est le cogito : « je pense, donc je suis », en latin, « cogito, ergo sum ». Le cogito s’extirpe, il échappe au doute, il le vainc à travers les critères éliminatoires. Il se présente, dès lors, comme une vérité absolument nécessaire, si ferme et si assurée, parce qu’évident, c’est-à-dire claire et distinct. Le cogito est une vérité intuitive. Il n’est pas le résultat d’un raisonnement.
Par ailleurs, chez Descartes, le cogito est un critère de vérité. Il est ainsi comme paradigme de l’évidence. Et quand on parle du cogito Chez Descartes, on n’entend pas seulement le « je pense » qui le traduit littéralement, mais l’ensemble de la proposition qui le contient : « cogito ergo sum », « je pense, donc je suis ». Cette proposition, qui affirme la réalité de la pensée « je pense » et qui en déduit celle de l’existence « donc je suis », exprime le résultat le plus éblouissant de l’expérience du doute volontaire, radical et hyperbolique. Car il s’agit de la toute première certitude inexpugnable, qui sort victorieuse de l’épreuve annihilant du doute. La puissance du cogito tient à celle de notre volonté. C’est pourquoi les raisons sur lesquelles se fonde notre jugement sont celles qui sont élues par notre volonté. Et, de même, parce que la décision cartésienne de douter n’est pas une décision arbitraire[1], les motifs sur lesquels s’appuie la volonté pour décider relèvent de l’appréciation de notre jugement et ceci en considérant ce qu’offre l’entendement. Le sujet doutant n’est vraiment assuré en lui-même que lorsqu’il se considère comme voulant. L’expérience du doute mérite d’être tentée, pour qu’on en saisisse l’opportunité, la causalité, la finalité et la validité.
« Mais aussitôt après, je pris garde que, pendant que je voulais ainsi penser que tout était faux, il fallait nécessairement que moi, qui le pensais, fusse quelque chose. Et remarquant que cette vérité : « je pense, donc je suis », était si ferme et si assurée que toutes les plus extravagantes suppositions des sceptiques n’étaient pas capables de l’ébranler, je jugeai que je pouvais la recevoir sans scrupule pour le premier principe de la philosophie que je cherchais ».[2]
C’est dans les Méditations métaphysiques que la victoire du cogito sur le doute se manifeste de façon triomphale. Car dans ce texte, le doute est si radical, si intransigeant qu’on ne saurait concevoir une seule chose qui puisse lui résister. Mais l’hypothèse du malin génie, est paradoxalement ce qui fonde l’évidence du cogito. Si ce trompeur malfaisant déploie toute sa ruse pour m’induire en erreur, il faut bien que je sois quelque chose :
« Il n’y a donc point de doute que je suis, s’il me trompe ; et qu’il me trompe tant qu’il voudra, il ne saurait jamais faire que je ne sois rien, tant que je penserai être quelque chose. De sorte qu’après y avoir bien pensé, et avoir soigneusement examiné toutes choses, enfin il faut conclure, et tenir pour constant que cette proposition : « je suis, j’existe », est nécessairement vraie, toutes les fois que je la prononce, ou que je la conçois en mon esprit »[3].
En plus, s’il y a une chose dont on ne saurait douter, c’est du doute lui-même. Or le doute n’est rien d’autre qu’une activité de la pensée qui se trouve dans l’embarras. Il implique donc nécessairement la pensée et en atteste subséquemment l’évidence.
De ce que le cogito est la seule réalité qui n’est pas noyée dans l’océan du doute, il est possible de lui assigner la double fonction de principe et de paradigme. Comme principe il est le point archimédien de toute la philosophie qui ne demandait, pour se fonder, qu’un point de départ ayant la solidité d’un roc. Comme paradigme, il est le modèle de l’évidence, de par la manière claire et distincte dont il est saisi :
« Et ayant remarqué qu’il n’y a rien du tout en ceci que : « je pense, donc je suis » qui m’assure que je dis la vérité, sinon que je vois très clairement que, pour penser, il faut être, je jugeais que je pouvais prendre pour règle générale, que les choses que nous concevons fort clairement et fort distinctement sont toutes vraies… »[4]
Enfin, le cogito est la première chose conçue clairement et distinctement ainsi que le prescrit le premier précepte de la méthode. Il peut donc, à bon droit, être considéré comme modèle de certitude.




II. LA THEORIE DE L’INNEISME
Après avoir dégagé le cogito comme fondement de la vérité, Descartes justifie son raisonnement à travers la théorie de l’innéisme. Nous sommes des êtres pensants. Ces idées qui sont en moi ont un seul support ontologique, c’est l’homme à travers l’action rationnelle qui donne la raison suffisante à ces idées. Descartes va distinguer trois sortes d’idées : les idées innées qui semblent naître avec moi, les idées adventices qui semblent être étrangers et venir du dehors, elles nous viennent des sens, et les idées factices produits de l’imagination, qui semblent être faits et inventés par moi-même. Le premier genre d’idée relève d’une connaissance rationnelle, tandis que la connaissance sensible à pour matière les idées adventices, les idées factices étant composés à partir d’idées appartenant aux deux genres précédents.
Ouvrant la voie à la philosophie moderne, Descartes a fait des idées innées le véritable objet de la connaissance philosophique. C'est par elles, affirme-t-il, que l'esprit connaît les choses ; certes, les idées ne se trouvent que dans l'esprit, mais elles ont la propriété de représenter les choses qui sont hors de l'esprit. C’est dans ce sens que dans la Régula, il voit dans l’esprit quelque chose de divin « où les premières semences de pensés utiles ont été jetées ».[5] Autrement dit « des premières semences de vérité ont été déposées par la nature dans l’esprit humain ». [6] La question que l’on peut se poser est de savoir si on peut dénombrer ces idées innées?
La réponse est oui dans la mesure où Descartes donne comme point de départ de sa méthode la considération des choses les plus simples, objets de « l’intuition évidente » à partir desquels nous pouvons former d’autres idées. Ces objets de natures simples, clairs et distinctes connus sont évidemment des idées innées. Ces choses que nous appelons simples par rapport à notre entendement, sont soit purement spirituelles, soit purement matérielles, soit communes. On peut en distinguer trois sortes. La connaissance, le doute, la volition appartiennent à la première catégorie. La figure, l’étendue, le mouvement sont des natures simples matérielles parce qu’on ne les connaît que dans les corps, bien qu’elles soient connues par l’intuition intellectuelle. Enfin l’existence, l’unité, la durée font partie des natures simples communes parce qu’elles s’appliquent aussi bien aux choses spirituelles qu’aux choses matérielles. A cote des ces deux catégories d’idées, Descartes mentionne aussi des idées qui établissent l’union entre l’âme et le corps, c'est-à-dire des appétits et des sentiments. Toutes ces idées doivent être innées en nous dans la mesure où notre esprit à l’occasion de certains mouvements corporels peut opérer une représentation de la réalité.
Les sens ne nous font rien connaître. L’expérience est seulement pour nous l’occasion de former certaines idées en ce temps plutôt qu’en un autre. Descartes affirme que l’insuffisance de la connaissance sensible tient à la nature même et au rôle des sens. Toute la conduite de notre vie dépend de nos sens. Mais il s’agit de la pratique et non de la connaissance plus exacte. Les sens ne nous font connaître les objets que dans les rapports avec notre esprit, ce qui explique à la fois leur importance pour la conduite de la vie et de leur impuissance pour la connaissance de la vérité. C’est ce qu’on trouve dans le titre de l’article 3 du livre II des principes : « que nos sens ne nous enseignent pas la nature des choses, mais seulement en quoi elles nous sont utiles [7]». L’unique source de la connaissance véritable provient de la lumière intellectuelle. On voit par là le sens exact des idées innées.
II.1. Les idées innées : production de mon attention
Il ne s’agit pas d’idées qui existeraient en quelque sorte toute faites dans notre esprit et qui seraient toujours présentes dans notre pensée, mais les idées que nous avons la faculté de produire en nous-mêmes. Ce qui justifie qu’on parle des idées innées, c’est le fait que lorsque nous formons ces idées, elles nous paraissent si familières que nous avons le sentiment qu’elles préexistaient en nous.
Dire que ces idées sont innées c’est dire aussi que nous ne pouvons pas les former comme nous voulons, mais l’attention que nous portons aux idées innées nous permet de découvrir en elles les propriétés que nous n’y avons pas d’abord remarquées. Et Descartes de dire : « …. Pour peu que j’y applique mon attention, je conçois une infinité de particularités touchant les membres, dont la vérité se fait apparaître avec tant d’évidence et s’accorde si bien avec ma nature, que lorsque à les découvrir, il me semble que j’apprenne rien de nouveau, mais plutôt que je me ressouviens de ce que je savais déjà auparavant, c'est-à-dire que j’aperçois les choses qui étaient déjà dans mon esprit , quoique je n’eusse pas encore tourné ma pensée vers elles ».[8] C’est ainsi par exemple que mon idée de triangle est riche de toutes les propriétés du triangle. Je suis libre de penser ou de ne pas penser un triangle mais dès que je le pense, je suis obligé de reconnaitre que la somme de ses trois angles est égale à deux droites. Les idées innées représentent des essences vraies, immuables et éternelles et elles s’imposent à l’esprit. « Et ce que je trouve ici le plus considérable, est que je trouve en moi une infinité d’idées de certaines choses, qui ne peuvent pas être estimées un pur néant, quoique peut être elles n’avaient aucune existence hors de ma pensée, et qui ne sont pas feintes par moi, bien qu’il soit en ma liberté de les penser ou ne les penser pas ; mais elles ont leurs natures vraies et immuables ». [9]
II.2. La réalité objective et formelle des idées
Ainsi je trouve dans le trésor de mon esprit des idées qui ont leur réalité propre et elles sont le fondement de toute connaissance vraie. Ici intervient une distinction d’une grande importance, celle de la réalité formelle et celle de la réalité objective des idées.
Par réalité formelle Descartes entend seulement qu’elle est une idée, c'est-à-dire un certain type de pensée qui est comme les images des choses. Les idées se caractérisent par leur aspect représentatif : même si rien ne nous permet d'affirmer que les choses qu'elles représentent existent ou leur ressemblent, elles se donnent comme représentation de quelque chose. Les idées sont des images, des tableaux, sans pour autant qu'elles relèvent de l'imagination : toute pensée en forme de représentation est une idée, qu'elle soit conçue ou imaginée, intellectuelle ou sensible. Une idée est toujours idée de quelque chose, quelque soit cette chose, existante ou non, elle est seulement un mode de penser.[10] De ce point de vue toutes les idées se valent et accomplissent de la même manière leur fonction formelle.
En revanche les idées sont très différentes les unes des autres par leur réalité objective. Les idées innées qui nous représentent des essences éternelles et immuables ont évidemment plus de réalité objective que ces idées par les quelles nous nous représentons par exemples les qualités sensibles des objets, car il n’y a rien de clair ni de distinct dans la connaissance sensible. Mais il existe des innées, qui ne viennent pas par l’entremise des sens et de l’expérience, Mais qui sont naturellement en nos esprits. Ces idées sont claires et distinctes dont la vérité ne peut être mise en doute, pendant que nous les considérons avec attention.
III. LA METHODE CARTESIENNE
La méthode cartésienne repose sur la mathesis universalis. En effet, séduit par les mathématiques, notamment l’arithmétique et la géométrie : « à cause de la certitude et de l’évidence de leurs raisons »[11], mais aussi parce qu’elles portent « sur un objet si pur et si simple qu’elles n’ont à faire absolument aucune supposition que l’expérience puisse rendre douteuse et qu’elles sont tout entière composées de conséquences à déduire rationnellement »[12], Descartes en extrait l’essentiel et les généralise à tous les domaines du savoir. D’après lui : « La méthode mathématique est non seulement la plus satisfaisante pour l’esprit, mais…elle est applicable à tout ce qui tombe sous la connaissance humaine »[13]. La mathesis universalis est « la vraie méthode pour parvenir à la connaissance de toutes les choses dont mon esprit serait capable »[14]. L’instrument général de la connaissance est la raison ou le bon sens, en tant qu’elle est « la puissance de bien juger, et de distinguer le vrai d’avec le faux »[15]. Cette faculté est naturelle, innée et donc présente en tout homme et égale chez tous. Pour Descartes, la diversité des opinions provient, non pas de la raison, mais de la façon dont on l’applique, c’est-à-dire de la méthode qu’on adopte[16]. La mathesis universalis se définit en quatre préceptes : l’évidence, l’analyse, la synthèse et le dénombrement. Le premier concerne l’intuition et les trois autres concernent la déduction. L’intuition et la déduction étant ici les deux « actes de notre entendement qui nous permettent de parvenir à la connaissance des choses, sans aucune crainte de nous tromper »[17].
III.1. L’évidence
Ce précepte stipule qu’il ne faut recevoir pour vrai que ce qui est évident : « Le premier était de ne recevoir jamais aucune chose pour vraie que je ne la connusse évidemment être telle : c’est-à-dire d’éviter soigneusement la précipitation et la prévention ; et de ne comprendre rien de plus en mes jugements, que ce qui se présenterait si clairement et si distinctement à mon esprit, que je n’eusse aucune occasion de le mettre en doute »[18]. Il concerne ce qui échappe au doute, ce qui, soigneusement examiner ne peut être que vrai. En effet, l’évidence consiste dans l’intuition intellectuelle d’une idée claire et distincte. Elle se caractérise par l’indubitabilité, et elle exclu toute possibilité d’erreur.
L’évidence est, comme nous l’avons dit, une intuition ; et Descartes définit ainsi cette dernière :
« Par intuition, j’entends, non la confiance flottante que donnent les sens ou le jugement trompeur d’une imagination aux constructions mauvaises, mais le concept que l’intelligence pure et attentive forme avec tant de facilité et distinction qu’il ne reste absolument aucun doute sur ce que nous comprenons ; ou bien, ce qui est la même chose, le concept que forme l’intelligence pure et attentive, sans doute possible, concept qui naît de la seule lumière de la raison et dont la certitude est plus grande, à cause de la plus grande simplicité[…]. Ainsi, chacun peut voir par intuition intellectuelle qu’il existe, qu’il pense, qu’un triangle est limité par trois lignes seulement »[19].
Il en ressort que ni l’évidence ni l’intuition chez Descartes ne sont sensibles, c’est-à-dire que l’on éprouverait en présence de ce qui s’imposerait à première vue. L’objet recherché est l’idée claire et distincte. Une idée est claire quand on aperçoit tous ses éléments ; et elle est distincte quand on ne peut pas la confondre avec une autre. Le type de l’idée claire et distincte est la nature simple car, « étant simple, elle est connue toute entière dès qu’elle est comprise. Une nature simple peut être une essence comme l’idée de triangle, un fait comme la pensée, une existence comme celle du moi »[20].
Ainsi, l’évidence est nécessairement vraie. L’erreur n’est possible que si l’esprit juge sans avoir l’intuition de l’objet, en vertu non de l’évidence, mais des préjugés. L’erreur est le fait de la précipitation et de la prévention. La première est le manque de patience pour bien appliquer sa raison, et la deuxième est l’acceptation des opinions ou encore le refus de réfléchir pour en rechercher par soi-même les meilleures.
Le premier précepte de Descartes invite donc à s’en tenir à l’évidence, à écarter les préjugés, et à éprouver les certitudes en essayant de les mettre en doute. Voilà pourquoi la première démarche du système cartésien a été le doute méthodique. C’est l’idée claire et distincte, saisie dans une intuition rationnelle, qui permet de sortir du doute et de déployer à partir de son évidence les longues chaînes de raison du discours.
III.2. L’analyse
Les idées simples sont en petits nombres. La plupart de nos idées sont complexes. Pour les ramener à des idées simples, Descartes propose l’analyse comme l’un des moyens. Il s’agit « de diviser chacune des difficultés que j’examinerais, en autant de parcelles qu’il se pourrait et qu’il serait requis pour les mieux résoudre »[21]. L’analyse ne consiste pas seulement dans la décomposition d’une idée complexe en ses éléments simples, par un procédé mental semblable à l’analyse chimique d’un corps. Elle est aussi un procédé qui permet de ramener l’inconnu au connu et de remonter aux principes dont il dépend. C’est ce que fait le mathématicien lorsque, pour résoudre un problème, il le suppose résolu. Il s’agit pour l’esprit de chercher l’intuition pour donner un point de départ à la déduction. Par déduction, Descartes entend :
« toute conclusion nécessaire tirée d’autres choses connues avec certitude […]. Ce n’est pas autrement que nous connaissons le lien qui unit le dernier anneau d’une longue chaîne au premier, bien qu’un seul coup d’œil soit incapable de nous faire saisir intuitivement tous les anneaux intermédiaires qui constituent ce lien : il suffit que nous les ayons parcourus successivement et que nous gardions le souvenir que chacun d’eux, depuis le premier jusqu’au dernier, tient à ceux qui sont le plus rapprochés de lui »[22].
III.3. La synthèse
D’après Descartes, la synthèse est le complément obligé de l’analyse. Elle consiste à reconstituer le complexe en partant du simple, ou à déduire une conséquence en partant des principes. Elle est la déduction même, c’est-à-dire : « conduire par ordre mes pensées et en commençant par les objets les plus simples et les plus aisés à connaître, pour monter peu à peu, comme par degrés, jusques à la connaissance des plus composés ; et supposant même de l’ordre entre ceux qui ne se précèdent point naturellement les uns les autres »[23].
L’ordre dont il est question ici est logique. C’est celui selon lequel les vérités dépendent les unes des autres. « L’ordre est une exigence à priori de la science parce que la science ne peut être que de type mathématique »[24]. Il en va de même pour l’idée de degré, prise dans son sens mathématique (équation de premier ou de deuxième degré). Pour Descartes, aucun objet de connaissance n’est par nature plus obscur qu’un autre, il est seulement plus complexe, plus éloigné des principes évidents. Les degrés du savoir ne sont donc que les étapes d’une même science[25].
III.4. Le dénombrement
Descartes demande de « faire partout des dénombrements si entiers, et des revus si générales »[26], pour s’assurer qu’on n’a rien oublié. La déduction consiste à passer d’un terme à un autre. Ce passage n’est rigoureux que s’il se fait « par un mouvement de pensée continu et sans nulle interruption »[27]. Car on doit avoir non seulement l’intuition de chaque terme, mais en même temps celle du lien qui l’unit au précédent et au suivant. Plus le mouvement de l’esprit est rapide, mieux il élimine toute intervention de la mémoire qui est une source d’erreur. A la limite, on obtient presqu’une vue globale de l’objet complexe, de toute la chaîne des vérités : « Sans laisser presqu’aucun rôle à la mémoire, il me semble voir le tout à la fois par intuition. De cette façon, en effet, en aidant la mémoire, on corrige aussi la lenteur de l’esprit »[28]. Ainsi, la déduction, qui est partie de l’intuition, y revient. La déduction apparaît dès lors comme une intuition développée.
IV. EVALUATION CRITIQUE
Au regard de la prétention cartésienne à créer une méthode universelle, par son applicabilité, pour rechercher la vérité, certains auteurs se dresseront pour en relever les limites tout en reconnaissant le mérite dû à Descartes. La question se pose de savoir : Que pensent-ils des bases que Descartes donne aux sciences ? Les scientifiques modernes se sentent-ils redevables à Descartes ?
IV.1. Les apports de la pensée cartésienne dans la science du XXe siècle
La méthode cartésienne enseigne la suspension du jugement avant la preuve scientifique objective, c’est-à-dire la conscience claire des principes mathématiques que sont l’ordre dans les notes, la clarté dans l’exposé, la distinction dans les concepts, la sécurité dans les inventaires, est une pédagogie qui s’inscrit « à la base même de toute psychologie de l’esprit scientifique »[29].
Comme nous l’avons vu, l’esprit cartésien est constitué par l’idée d’une mathématique universelle. En effet, « Les mathématiques sont le type unique et parfait de la science, de sorte qu’il n’y a de scientifique dans la connaissance que ce qu’il a de mathématique. Et les mathématiques sont applicables à la totalité du réel parce qu’il n’y a rien dans la nature qui ne soit d’ordre quantitatif »[30]. Cette thèse quasi cartésienne fait ressortir le rationalisme de cette pensée. Elle réduit pratiquement à rien le rôle de l’expérience ; et même, elle subordonne l’objet à l’esprit et fait de l’esprit humain la règle à priori de l’être. C’est le prélude à Kant.
La philosophie, pour être science, a elle aussi besoin de se conformer à la mathesis universalis, parce que les mathématiques sont le seul mode rigoureux de penser. Pour cela, la philosophie doit procéder par ordre, enchaîner ses propositions comme la géométrie le fait de ses théorèmes. Ainsi, tout philosophe qui se croit obligé de trouver une première vérité dont toutes les autres se déduiront à priori est cartésien.
Le cogito est la source de tout l’idéalisme moderne qui estime « que la pensée est la seule réalité qui soit immédiatement donnée à l’esprit, et que tout autre réalité doit être déduite de celle-là »[31]. Descartes n’est certainement pas idéaliste puisque partant de la pensée, il pose l’esprit comme substance pensante, et démontre ensuite l’existence de Dieu et celle du monde. Mais il a déjà semé le germe de l’idéalisme dans le monde de la pensée. Car on s’apercevra que l’être qu’on trouve en analysant la pensée sera toujours l’être pensé, il ne sera pas l’être réel existant en soi.
IV.2. Les difficultés de l’attitude cartésienne
D’après Gaston Bachelard, pour combattre Descartes, il faut s’atteler à « la condamnation de la doctrine des natures simples et absolues »[32].
IV.2.1. Les natures absolues
Descartes pense que la raison atteint des vérités immuables, qu’elle parvient aux éléments l’absolus. Ces absolus sont connus directement dans leur totalité. La science contemporaine quant à elle affirme que la raison atteint des vérités et non une vérité. Elle soutient aussi que ce qui fait la vérité d’une idée est moins la validé du raisonnement qui l’a amenée que son contenu. Ainsi, lorsque Descartes parle de cet enfant instruit en arithmétique et qui fait une addition suivant ses règles, il affirme que non seulement ce dernier doit s’assurer de trouver la bonne réponse, mais aussi que le résultat auquel il aboutit constitue « tout ce que l’esprit humain saurait trouver »[33].
Pour Descartes, cet enfant trouve le seul résultat possible. Mais, aujourd’hui nous dirions qu’il découvre une vérité, parce qu’il obéit aux règles proposées par un système donné. En effet, le résultat pourrait être différent dans un système autre. Par exemple, la même opération faite dans deux bases différentes ne donnera pas le même résultat.
Fidèle à sa méthode, Descartes pose l’existence du cogito comme évidence première. Or la science contemporaine a substitué « à la clarté en soi une sorte de clarté opératoire »[34]. Autrement dit, la clarté d’une intuition est obtenue de manière discursive, par une élucidation progressive, en faisant fonctionner des notions, en variant les exemples. C’est pourquoi Bachelard pense que pour montrer la valeur épistémologique d’une idée il faut plutôt se tourner du côté de l’induction et de la synthèse[35].
IV.2.2. Les natures simples
L’autre difficulté posée par la pensée de Descartes est celle relative aux idées simples qui doivent servir de point de départ à la pensée. Ces idées représentent pour lui des choses comme « la figure, l’étendu, le mouvement »[36]. Les idées simples expriment, pour ainsi dire, les éléments constitutifs des choses : « Il n’y a pas de corps sans figure, étendu et mouvement et donc pour penser ces corps, il faudrait d’abord penser ces éléments »[37].
Il est possible de faire deux remarques. Tout d’abord, ce qui est simple pour la raison c’est ce sur quoi la méthode l’amène à s’arrêter à un moment donné, mais non ce qui est absolument simple. Car, « il n’y a pas de nature simple, de substance simple ; la substance est une contexture d’attributs. Il n’y pas d’idée simple, parce qu’une idée simple […] doit être insérée, pour être comprise, dans un système complexe de pensées et d’expériences »[38].
La seconde remarque vient de ce que l’intuition et la déduction ne sont pas opératoires dans le domaine des sciences de la nature. En effet, les phénomènes physiques sont plus complexes et nécessitent la méthode expérimentale pour leur étude. Si pour ce faire l’hypothèse relève d’une certaine intuition, elle doit être clarifiée par l’induction.
Une autre difficulté de la pensée de Descartes consiste à opérer la jonction entre les idées et les choses. Les idées relèvent de la pensée et les choses relèvent de l’étendue. Les idées sont innées, c’est-à-dire tirées par l’esprit de son propre fond. De plus, elles sont le seul objet immédiatement atteint par l’esprit. Comment passer donc des idées en nous aux choses ? Ceci est bien difficile, voire impossible, car nous n’avons aucun moyen de savoir si nos idées sont conformes aux choses. Les choses ne nous étant pas immédiatement données, nous ne pourrons jamais y comparer nos idées, celles-ci se comparant pourtant entre elles.
[1] Cf. Roger Lefèvre, Le Criticisme de Descartes, Paris, PUF, 1958, Deuxième Partie, Livre Premier, p. 172.
[2]Méditations, Deuxième partie, p. 275.
[3] Discours de la méthode, Quatrième partie, pp. 147-148
[4] Discours de la méthode, Quatrième partie, p. 148.
[5] DESCARTES, Règles pour la direction de l’Esprit, Paris, Vrin, 1970, p.373.
[6] Idem, p. 373.
[7] DESCARTES, Principes de la philosophie, Paris, Gallimard, AT H-B, 64
[8] DESCARTES, Méditations métaphysiques, Paris, Flammarion, p.157.
[9] Idem.
[10] Cf. Ibid., pp. 107.-108
[11] R. DESCARTES, Discours de la méthode. Suivi des Méditations, Présentation par F. MISRACHI, Union Générale d’Editions, Paris, 1951, p. 34
[12] Idem, Règles pour la direction de l’esprit, II, Trad. et notes J. SIRVEN, Vrin, Paris, 1966, pp. 9-10
[13] R. VERNEAUX, Histoire de la Philosophie Moderne, Beauchesne et ses fils, Paris, 1963, p. 16
[14] R. DESCARTES, Discours de la méthode, p. 44
[15] Idem, p. 29
[16] Cf. Ibidem
[17] Idem, Règles pour la direction de l’esprit, III, Trad. et notes J. SIRVEN, Vrin, Paris, 1966, p. 13
[18] Idem, Discours de la méthode p. 46
[19] Idem, Règles pour la direction de l’esprit, III, p. 14
[20] R. VERNEAUX, op. cit., p. 18
[21] R. DESCARTES, Discours de la méthode, p. 46
[22] Idem, Règles pour la direction de l’esprit, III, p. 16
[23] Idem, Discours de la méthode, p. 46
[24] R. VERNEAUX, op. cit., p. 19
[25] Cf. R. DESCARTE, Règles pour la direction de l’esprit, VI, p. 31
[26] Idem, Discours de la méthode, p. 46
[27] Idem, Règles pour la direction de l’esprit, VII, p. 39
[28] Ibidem, p. 40
[29] G. BACHELARD, Le nouvel esprit scientifique, « Coll : Nouvelle Encyclopédie Philosophique », PUF, Paris, 1963, p. 135
[30] R. VERNEAUX, op. cit., p. 34
[31] Ibidem
[32] G. BACHELARD, op. cit., p. 141
[33] R. DESCARTES, Discours de la méthode, p. 48
[34] G. BACHELARD, op. cit., p. 144
[35] Cf. Idem, p. 147
[36] Idem, Règles pour la direction de l’esprit, XII, p. 81
[37] J. SCHIFRES, Op. Cit., p. 34
[38] G. BACHELARD, Op. Cit., p. 148

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